La transition de l'Ouzbékistan : De l’héritage soviétique vers la modernité

Publié le 28 octobre 2024 à 10:14

Emmy Arfaoui

Le 28/10/2024, Tashkent 

2065 mots 

temps de lecture 10 minutes 

 

Nous poursuivons strictement notre politique visant à créer un nouvel Ouzbékistan, qui soit un État de droit, laïc, démocratique et social. Notre pays poursuit avec audace la voie de réformes fondamentales visant à renforcer les principes de démocratie et de justice, fondés sur la noble idée : «Au nom des valeurs et des intérêts humains”. Tels sont les propos du dirigeant actuel, monsieur Shavkat Mirziyoyev lors d’une déclaration aux États-Unis le 19 novembre 2023 lors d’une conférence aux Nations Unies.

 

En arpentant les rues du centre-ville de Tashkent, on peut aisément réaliser la portée de ce discours. Une architecture brutaliste, héritée du régime soviétique, mal entretenue, côtoyant des quartiers flambant neuf ou le prix de l’immobilier s’envole, comme le quartier de Chilanzar ou se sont fraîchement implantés les chaînes hôtelières Mariott, Holidays inn ou encore Mercure. Les jeux de lumières sur les façades des hauts bâtiments ne sont pas sans rappeler l’architecture high-tech des grandes mégalopoles chinoises comme Chongqing. Le quartier de Magic city (qui semble avoir été largement sponsorisé par le groupe Pepsi) ravi quant à lui le cœur des touristes russes et chinois avec son show de son et lumière, dans la grande fontaine rappelant celle de Las Vegas. 

 

En effet, depuis le décès de l’ancien dirigeant Islam Karimov le 2 septembre 2016, les signes de l’Ancien Régime ont été gommés. Pour petit rappel historique, il avait été pendant 20 ans l’homme à la tête du pays suite à l’indépendance partiellement souhaitée de l’Ouzbékistan le 31 août 1991 et a consolidé le pays autant que possible. Suite à sa chute, c’est l’homme dans son ombre qui a été plébiscité pour reprendre le pouvoir le 8 septembre 2016. Après la mort d'Islam Karimov, son héritage s'est rapidement effacé de la scène publique en Ouzbékistan. Les visiteurs qui faisaient la queue pour honorer son mausolée à Samarcande ont vu l'afflux de visiteurs diminuer, et les souvenirs à son effigie ont disparu des marchés sous la pression des nouvelles autorités. Aujourd'hui, le nom de Karimov est rarement mentionné, et le pays est entré dans ce qu'on décrit comme une « nouvelle ère ». Les changements incluent le limogeage de hauts responsables et des libérations de prisonniers politiques, symbolisant un tournant marqué par une volonté de s'éloigner du passé autoritaire.



À travers ce petit article, je vais vous présenter les évolutions qui se sont produites depuis la chute de Karimov. Quelle est la vision de Shavkat Mirziyoyev pour le pays ? Sur quels points souhait-il s’appuyer pour moderniser le pays ? Où en sont les progrès ? 

 

Pour réaliser cet article, je me suis basée sur deux interviews réalisées avec deux guides francophones : Iryos karshiyev et Ferouz Akhmyedov qui ont pris le temps de répondre à mes questions.

 

En finir avec le marché noir du dollar

 

Durant la période ou Islam Karimov a été au pouvoir, la Russie exerçait une grande ingérence sur le marché ouzbek, interdisant toute concurrence étrangère. Cela avait naturellement conduit à une pénurie de devises étrangères et au développement d’un marché noir du dollar en parallèle du marché des taux de change officiel. Ce marché noir de la monnaie avait notamment permis à de hauts fonctionnaires de s’enrichir comme Roustam Inoïatov, le puissant chef du SNB.

 

La réforme de Shavkat Mirziyoyev dans le domaine a commencé en septembre 2017. Il a ainsi dévalué le soum d’environ 48% pour refléter sa valeur marchande, faisant passer sa valeur de 4200 soums à 8100 soums pour 1 dollar en une seule journée.

 

Comme le montre le graphique ci-dessous (voir à la fin de l'article), il semblerait que la politique du dirigeant actuel se soit révélée fructueuse puisque la croissance des IDE est passée de 1% en 2016 contre 6% en 2023. Cette politique de libéralisation a également eu un effet positif sur la croissance globale du pays qui s’est maintenue à 6% sur la période, accusant le retard lié à la pandémie.

 

Le salaire moyen de l'Ouzbékistan par habitant se situe entre 150 et 300 dollars ce qui en fait un pays relativement pauvre. Toutefois, comme le souligne Iryos karshiyev guide francophone en Ouzbékistan “ Dans les faits, nous sommes beaucoup plus riches que cela. Ici, il y a encore beaucoup d’argent liquide, les gens gardent leur argent sous le matelas pour ne pas payer d’impôt et ces rentrées d’argent ne sont pas prises en compte dans les statistiques. Je pense qu’en moyenne en Ouzbékistan les gens gagnent au moins 1000 dollars par mois, mais c’est peut-être plus. Le manque d’impôt et donc d’aides sociales de l'État dans le domaine des services ou de la santé par exemple est compensé par une grande entraide au sein des familles et groupes d’amis. Pour me l’illustrer, monsieur Karshiyev a repris l'exemple de la profession de fossoyeur “ Chez nous, il n’existe pas de gens qui creusent les tombes comme chez vous qui sont payés par les impôts. Ici, tout le monde doit creuser 7  tombes dans sa vie pour enterrer ses morts, ainsi, on est sûr que les gens seront là pour creuser la nôtre quand on sera mort. Avec les médecins c’est pareil, il est possible de se faire soigner contre un service si on a un médecin dans notre cercle”. 

 

Il n’existe pas non plus de mendiants dans les rues. Mendier et demander de l’argent en Ouzbékistan est réellement perçu comme une honte de par la religion et l’éducation. Les Ouzbeks sont extrêmement pragmatiques et l’investissement de leur argent dans un appartement, de l’or, du bétail est pour eux une priorité absolue. Les seuls mendiants que j’ai eu l’occasion de croiser durant mon voyage étaient d'origine tzigane.

 

Fin du travail forcé dans les champs de coton 

 

L’Ouzbékistan a récemment marqué un tournant dans la lutte contre le travail forcé dans les champs de coton, mettant fin à une pratique de longue date qui impliquait souvent des écoliers, des enseignants, et d'autres citoyens mobilisés de force pendant la saison des récoltes. Selon l'expression russe принудительный труд (travail forcé), cette pratique faisait partie intégrante du secteur du coton, un pilier de l'économie ouzbèke. Cependant, grâce aux réformes initiées depuis 2016 et avec le soutien d’organisations internationales, le gouvernement a introduit de nouvelles lois interdisant cette exploitation, et aujourd’hui, le coton ouzbek est certifié sans travail forcé. Cette transformation a non seulement amélioré les conditions de travail, mais aussi ouvert la voie à des exportations plus éthiques et durables​. 

 

En effet, l’exploitation intensive du coton en Ouzbékistan a été la cause d’un désastre écologique : Le retrait de la mer d’Aral. Selon la légende, elle se serait “retirés en deux jours”, ne laissant place qu’à un immense cimetière de bateaux dans le désert, ou les chameaux viennent s’abriter du soleil. 

 

Fin de l’isolement sur le plan géopolitique 

 

L’Ouzbékistan s'efforce de sortir de son isolement géopolitique en adoptant une diplomatie ouverte et en renforçant ses liens avec plusieurs partenaires internationaux. La visite du président français Emmanuel Macron en 2023 symbolise cette ouverture, marquant un tournant dans les relations ouzbéko-européennes. Cet échange a consolidé les coopérations économiques, notamment dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures, tout en affirmant le rôle croissant de l’Ouzbékistan en tant qu’acteur régional​.

 

Par ailleurs, comme monsieur Ferouz Akhmyedov l'a affirmé : “les relations avec la Russie demeurent essentielles”. Environ deux millions d’Ouzbeks travaillent en Russie, ce qui représente une importante source de revenus via les envois de fonds, consolidant la dépendance économique de l’Ouzbékistan à son voisin du nord​. En effet, l’Ouzbékistan maintient une relation pragmatique avec la Russie, équilibrant ses engagements régionaux tout en renforçant ses propres initiatives de développement et d’ouverture économique vers d'autres partenaires​.

 

Malgré cette proximité avec la Russie, l’Ouzbékistan diversifie ses liens régionaux en s’engageant activement dans les initiatives de l'Asie centrale, y compris la modernisation des anciennes routes de la soie. Les collaborations avec la Chine sont notables, mais l’Ouzbékistan intensifie également ses relations avec d’autres pays asiatiques pour stimuler son commerce et ses infrastructures, dans le cadre d'une intégration régionale plus large​.

 

Le gouvernement ouzbek a également œuvré à renforcer les liens commerciaux avec les partenaires régionaux et mondiaux. L'Ouzbékistan a rejoint la Communauté économique eurasiatique et a amorcé des démarches pour intégrer l'Organisation mondiale du commerce (OMC), signalant son engagement envers un commerce plus libre et une économie de marché.

Ouverture au tourisme : Un point central de la croissance 

 

Il semblerait que le président actuel Shavkat Mirziyoyev ait déployé de gros efforts pour développer le tourisme en Ouzbékistan, ce qui permet d’une part d’attirer des devises étrangères, mais également de contribuer au rayonnement international du pays.

 

Avec ses villes phares comme Boukhara et Samarkand pleines de richesses historiques, gardiennes du passé et des anciennes routes de la soie, un artisanat fin mêlant le travail de la céramique, de la fourrure, de la soie, du bois, une gastronomie variée aux influences européennes, russes, turques, chinoises, et un islamise modéré, l'Ouzbékistan à de quoi séduire. 

 

Conscient de ces atouts, le président actuel a promis un investissement de 2,5 millions de dollars dans ce secteur porteur. Depuis 2016, le pays a simplifié les visas pour de nombreux visiteurs et investi dans des infrastructures modernes pour accueillir davantage de touristes. Parmi ces projets de grandes envergures, on peut penser à la construction du musée de l’Islam, un immense bâtiment reprenant les codes architecturaux des mosquées bleu, le symbole de l’Ouzbekistan. Ce bâtiment devrait être achevé dans 2 ans et accueillir parmi ses pièces maîtresses le tout premier coran. 

 

Nombreux sont ceux qui commencent à se tourner vers ce nouveau secteur très porteur. Pour le guide Iryos karshiyev, ancien professeur de philosophie, ses recettes liées au tourisme sont bien plus importantes. Ce nouveau travail lui a permis d’acheter un nouvel appartement et de changer sa voiture. Ferouz Akhmyedov, qui venait d’ouvrir sa propre agence touristique, m’a quant à lui confié que l’expérience cliente était pour lui primordial : "nous voulons vraiment que l’expérience soit inoubliable pour que les touristes parlent de l’Ouzbékistan à leurs amis et qu’ils reviennent”. Il a ainsi passé plus de 10 ans à étudier le français pour sa clientèle francophone, développer sa stratégie de communication en particulier Instagram et élargir son catalogue d’excursion. 

 

Toutefois, à cause de ses voisins voyous comme l’Afghanistan ou le Turkménistan, l'Ouzbékistan souffre encore d’une mauvaise réputation, en particulier chez les Occidentaux : risque d’attentat, délinquance, nécessité de porter le voile pour les femmes, les clichés ont la vie dure pour ce pays pourtant classé 5 ème pays le plus sûr du monde à visiter (2019). 

 

L’Ouzbékistan devra sans doute augmenter la capacité d'accueil des transports intra régionaux. Les places de train et vol intérieurs sont pleines plusieurs semaines en avance en particulier durant la haute saison.



La laïcité comme pilier de la campagne de Shavkat Mirziyoyev

 

Alors que l’ancien dirigeant Islam Karimov avait imposé le port du voile aux femmes, ces dernières les ont brûlé après son décès. Le dirigeant actuel a mis un point d’honneur à faire de l’Ouzbékistan un état séculier. Il déclarait ainsi en mai 2023 lors d’un congrès rassemblant les membres du parlement :  “Le pays "ne tolérera jamais aucune forme de radicalisation ni d'utilisation de la religion à des fins politiques". Aujourd'hui, 16 confessions religieuses sont reconnues bien que 93% des habitants soient de confession musulmane (sunnites).

 

Toutefois, la pratique de l’islam est dans ce pays très modéré. Dans les grandes villes comme Tashkent, les femmes ne portent pas le voile, en particulier les jeunes femmes qui semblent avoir été séduites par la mode occidentale. Comme me l’a souligné mon guide touristique Iryos karshiyev, sa pratique de la religion ne “l’empêche pas de consommer de la vodka l’hiver pour tenir le froid dans le désert”. Il m’a également expliqué que “la pratique de l’Islam était ici entremêlée avec des héritages anciens comme le zoroastrisme et le soufisme. Ainsi, pendant les mariages, les mariés tournent autour du feu, en formant un cercle pour attirer la chance. Cela n’est pas une tradition islamique”. 

 

J’ai également eu l’occasion de constater que le port du voile intégral (نقاب /niqab) était interdit par les autorités qui interdisent toute forme de fanatisme. La police veille ainsi scrupuleusement à faire respecter cette règle dans les rues. 

 

Cette modération et laïcité  sont sans doute héritées du riche passé de l'Ouzbékistan. Tantôt envahi par des empires perses, tantôt influencé par les dynasties turco-mongoles, l’Ouzbékistan est un carrefour de civilisations où diverses cultures et croyances se sont entrecroisées.

 

Sources 

SOIXANTE-DIX-HUITIÈME SESSION, 4E & 5E SÉANCES – MATIN & APRÈS-MIDI,AG/12530, le 19 septembre 2023, https://gadebate.un.org/fr/78/uzbekistan.

Ouzbékistan : à la croisée des cultures - focus sur le salaire moyen, l’échos du sud, Volanirina Razafindrafito 24 janvier 2020.

 La France, en quête de nouveaux marchés, cherche à s’implanter en Ouzbékistan, Le Monde, Marie Jégo, 6 novembre 2023. 

 WDI, Macro Poverty Outlook, and official data. a/ Most recent value (2022), 2017 PPPs.
b/ WDI for School enrollment (2023); Life expectancy (2022).

 L’ESSOR DU TOURISME EN OUZBÉKISTAN : UNE DESTINATION FASCINANTE, Dualest, https://www.dualest.com/fr/tourisme-ouzbekistan/.

Le tourisme en Ouzbékistan, adventour.com

https://www.advantour.com/fr/ouzbekistan/tourisme.htm#:~:text=Le%20rapport%20sur%20la%20s%C3%A9curit%C3%A9,en%20s%C3%A9curit%C3%A9%20dans%20le%20pays.

 La liberté religieuse sur une ligne de crête en Ouzbékistan, gazeta.uz, le 5 novembre 2023. 

 

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