Le réveil de la diplomatie turcique : entre héritage civilisationnel et ambitions stratégiques

Publié le 16 avril 2025 à 12:11

Le 10 avril 2025, le Geneva Centre for Security Policy (GCSP) accueillait une conférence diplomatique d’un genre particulier : une rencontre entre diplomates, universitaires et experts pour discuter de l’évolution de la coopération entre les États turciques. L'événement, à première vue discret, témoigne pourtant d’une dynamique régionale en pleine transformation. L’Organisation des États turciques (OTS), encore peu connue du grand public occidental, se positionne désormais comme un acteur structurant de l’Eurasie, à la croisée de l’Asie centrale, du Caucase et du monde turcophone.

Avec une population combinée de 250 millions d’habitants, un potentiel économique en forte croissance (le PIB de l’Ouzbékistan a augmenté de 9 % en 2024), et une volonté affirmée de consolider un espace commun fondé sur des racines historiques et linguistiques, l’OTS incarne l’un des projets de coopération les plus ambitieux du moment. Mais que signifie ce "réveil turcique" pour l’équilibre géopolitique mondial ? Est-il une quête d’influence régionale ou les prémices d’une puissance transcontinentale ?

Une organisation jeune aux ambitions anciennes

L’Organisation des États turciques n’est pas née d’hier, mais son changement d’échelle est récent. Fondée initialement en 2009 sous le nom de Conseil turcique, elle est devenue l’OTS en 2021 avec l’intégration de l’Ouzbékistan, de la Hongrie comme membre observateur, et l’élargissement de ses objectifs. À la coopération culturelle et linguistique s’ajoutent désormais des volets économiques, diplomatiques et même sécuritaires.

Dans ses remarques d’ouverture, Son Excellence Thomas Greminger, directeur exécutif du GCSP, a souligné la pertinence de cette organisation dans le paysage diplomatique actuel. « Dans un monde fragmenté, la logique de blocs culturels et historiques revient en force. L’OTS s’inscrit dans ce mouvement, mais avec une volonté affirmée de paix, de dialogue et de coopération. »

Cette volonté est partagée par les représentants des États membres. L’ambassadeur Galib Israfilov, représentant permanent de l’Azerbaïdjan auprès des Nations Unies à Genève, a rappelé le rôle central joué par Bakou dans la structuration du projet : « Pour nous, l’OTS est bien plus qu’un outil diplomatique : c’est l’incarnation d’une histoire commune, d’un destin partagé. » Il souligne que l’année 2021, marquant le 30e anniversaire de l’indépendance de plusieurs pays turciques, fut aussi celle d’un tournant géopolitique majeur pour la région.

Une Eurasie stratégique : ni Est, ni Ouest

Les ambitions de l’OTS s’ancrent dans une réalité géographique et économique très concrète. La région turcique s’étend sur un espace central reliant la Chine, la Russie, l’Inde, l’Europe, et le Moyen-Orient. Elle constitue ce que les géopoliticiens appellent un “pivot eurasien”. À l’heure où la guerre en Ukraine rebat les cartes de l’influence russe, et où la Chine accélère ses investissements dans la région via son projet des Nouvelles routes de la soie, les États turciques s’affirment comme des partenaires de transit, mais aussi comme des acteurs politiques à part entière.

Le projet du Middle Corridor – une alternative à la route nord passant par la Russie – est au cœur de cette stratégie. L’ambassadeur Omar Sultanov, représentant permanent du Kirghizistan à l’ONU, a insisté sur ce point : « L’enjeu pour nous n’est pas seulement économique. Il s’agit d’assurer la connectivité, la résilience et l’autonomie stratégique de nos pays. » Il évoque également l’importance du cadre multilatéral apporté par l’OTS pour coordonner des projets logistiques, harmoniser les normes douanières et renforcer la coopération technique.

L’histoire comme ciment identitaire et levier diplomatique

Un autre temps fort de la conférence a été le retour sur les racines historiques et culturelles de la civilisation turcique. L’ambassadeur David Fernandez Puyana, observateur permanent auprès des Nations Unies, a rappelé que l’histoire joue un rôle fondamental dans la légitimation de cette coopération régionale. Des références aux tribus turciques dans les récits d’Hérodote ou d’Homère, aux liens supposés entre les langues sumérienne et turque, la narration historique fait office de socle commun.

Le discours porté par certains chercheurs évoque une continuité civilisationnelle allant jusqu’au XIIe siècle avant notre ère. Les anciens empires turciques, les artefacts archéologiques et les textes anciens sont ainsi mobilisés pour nourrir une identité collective en dehors des clivages religieux, politiques ou économiques. L’histoire devient ici un outil de soft power, visant à légitimer une ambition politique sur la scène internationale tout en renforçant la cohésion entre des pays aux trajectoires parfois divergentes.

Mais cette réappropriation du passé n’est pas sans questions : où tracer la ligne entre récit historique partagé et récit instrumentalisé ? Quels en sont les usages diplomatiques, et comment ces récits sont-ils perçus par les autres puissances régionales ?

Santé, éducation, environnement : une coopération aux défis concrets

L’Organisation des États turciques ne se limite pas à des ambitions géopolitiques. Lors de la conférence, plusieurs intervenants ont mis en avant les actions concrètes menées sur des fronts variés : santé publique, coordination durant la pandémie de COVID-19, développement de réseaux éducatifs communs, projets environnementaux.

Ces projets, bien que parfois embryonnaires, participent à la construction d’un espace de coopération pragmatique. L’intégration des normes, la circulation des biens et des personnes, ou encore la reconnaissance mutuelle des diplômes figurent parmi les objectifs à moyen terme. Cela implique cependant des efforts d’harmonisation entre des États aux niveaux de développement très disparates, allant du Kazakhstan à la Turquie, en passant par le Kirghizistan ou l’Ouzbékistan.

La question de la gouvernance reste au cœur des enjeux. Comment conjuguer la diversité des régimes politiques avec l’idée d’un espace commun ? Quelle articulation entre les institutions nationales et les organes de l’OTS ? Ces défis, s’ils sont relevés, pourraient faire de l’organisation un laboratoire régional du multilatéralisme de demain.

Vers une Eurasie turcique ?

La dernière partie de la conférence a permis d’ouvrir la réflexion sur les perspectives à long terme. Quel rôle pour l’OTS dans l’architecture mondiale ? Peut-elle s’imposer comme un acteur structurant entre puissances majeures ? Certains voient en elle une version culturelle du mouvement des non-alignés, d’autres un modèle alternatif de coopération régionale, hors du paradigme occidental.

La position géographique du monde turcique lui donne un avantage stratégique naturel, renforcé par des ressources énergétiques, des voies de transit et une jeunesse démographique dynamique. L’évolution du rapport de forces entre la Russie, la Chine, l’UE et l’Inde dans cette zone déterminera en partie l’espace de manœuvre de l’OTS.

La Suisse, hôte de la conférence, incarne quant à elle un partenaire neutre et respecté, à même de faciliter les ponts entre cette organisation émergente et les institutions internationales. Genève, en tant que capitale mondiale du multilatéralisme, offre à l’OTS une vitrine et une caisse de résonance. La présence d’intervenants de haut niveau au GCSP souligne cette volonté d’ouverture et de reconnaissance.

Conclusion

À l’heure où les équilibres internationaux se recomposent, l’Organisation des États turciques apparaît comme une initiative diplomatique originale et prometteuse. Elle repose sur un triptyque stratégique : un ancrage historique fort, une coopération économique dynamique, et une volonté affichée de jouer un rôle stabilisateur dans l’espace eurasiatique.

Le défi sera d’éviter les pièges classiques des organisations régionales : rivalités internes, lenteurs institutionnelles, ou manque de vision à long terme. Mais les bases posées sont solides, et le projet turcique mérite aujourd’hui plus que jamais d’être observé avec attention.

 

Par Emmy Arfaoui

📚 Bibliographie & sources

  • Organisation of Turkic States (https://www.turkkon.org/en)

  • Geneva Centre for Security Policy (https://www.gcsp.ch)

  • Belt and Road Initiative, Middle Corridor project reports

  • International Monetary Fund (IMF) data on Uzbekistan GDP, 2024

  • Otter.ai transcript of the April 10, 2025 conference at GCSP

  • Interventions citées :

    • H.E. Ambassador Thomas Greminger, Executive Director of the GCSP

    • H.E. Ambassador Galib Israfilov, Permanent Representative of Azerbaijan to the UN

    • H.E. Ambassador Omar Sultanov, Permanent Representative of Kyrgyzstan to the UN

    • H.E. Ambassador David Fernandez Puyana, Permanent Observer of the UN

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