Le grand récit chinois : l’invention d’un destin mondial

Publié le 5 décembre 2024 à 05:24

Depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la Chine manifeste une ambition claire de remodeler un ordre international longtemps dominé par l'Occident. Cette ambition s'appuie sur un récit historique soigneusement construit, destiné à exprimer une vision chinoise du monde et à légitimer son rôle global. Xi Jinping insiste d'ailleurs sur la nécessité de "bien raconter l’histoire du point de vue chinois". Ce grand récit puise dans l'histoire idéalisée de la Chine pour projeter une vocation universelle et une destinée mondiale, tout en affirmant l'exceptionnalisme chinois. Mais peut-on réellement parler d’un universalisme singulier ? Quels paradoxes et limites ce récit révèle-t-il ? 
pour répondre à cette question, je me suis basée sur l'ouvrage de Victor Luzon "Le grand récit chinois, l'invention d'un destin mondial".

L’idée d’une vocation universelle de la Chine remonte à l’Antiquité, avec le concept de tianxia 天下 (tout ce qui est sous le ciel), désignant un espace sous l’autorité de l’empereur. Ce modèle monarchique, censé incarner l’unité, est revisité à l’époque contemporaine par des penseurs comme Zhao Tingyang, qui prônent une vision pacifique de l’unité mondiale, sous l’égide morale de la Chine. Cependant, l’histoire montre que cet universalisme n’a souvent été ni pacifique ni égalitaire : il reposait sur une hiérarchie stricte, où la Chine occupait le sommet. Ainsi, la vocation universelle de la Chine oscille entre ambition morale et logique impériale.

L’initiative des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative, BRI) illustre également cette quête d’universalisme. Xi Jinping y voit un moyen d’unifier le marché mondial tout en réactivant l’imaginaire des anciennes routes de la soie. Pourtant, ces routes, dans leur représentation romantique, sont en partie une construction occidentale, popularisée par le géographe britannique Halford Mackinder. En réalité, les échanges commerciaux étaient limités et se faisaient par relais, loin des caravanes mythiques traversant l’Asie en une seule traite. Ce récit, tout en consolidant l’image d’un rôle central pour la Chine dans les échanges globaux, relève donc davantage de l’invention historique que d’une réalité incontestable.

La Chine revendique également son rôle de matrice culturelle en Asie, notamment grâce à l’influence du confucianisme. Elle a en effet exercé une domination politique et culturelle sur des pays voisins, comme la Corée, soumise à des rapports de vassalité dès 109 av. J.-C. Cependant, ces mêmes rapports de dépendance ont souvent suscité des revendications d’indépendance, révélant une tension entre influence culturelle et aspirations nationales des pays asiatiques.

Cette tension se prolonge dans le discours chinois sur la colonisation. Contrairement aux puissances européennes, la Chine revendique une tradition d’explorations pacifiques, incarnée par l’amiral Zheng He au XVe siècle. Toutefois, comme le souligne Victor Louzon, ces expéditions n’étaient pas exemptes d’objectifs politiques : elles visaient à asseoir la suzeraineté chinoise plus qu’à favoriser des échanges égalitaires.

L'histoire récente, notamment le « siècle d'humiliation » (1839-1949), est également mobilisée pour affirmer la singularité chinoise face à l’Occident. Cette période, marquée par les ingérences occidentales et japonaises, a nourri un souverainisme revendiqué par la Chine contemporaine, qui prône les « cinq principes de la coexistence pacifique ». Cependant, la pratique chinoise de ces principes est parfois sélective, comme l’illustre son soutien implicite à la Russie dans la guerre en Ukraine.

Le discours sur la paix et l’éducation, profondément enraciné dans la pensée chinoise, constitue une autre pierre angulaire de ce récit. Historiquement, la culture lettrée (wen) était valorisée au détriment de la force armée (wu). Cette idée a perduré, jusque sous Chiang Kai-shek, qui vantait une expansion territoriale pacifique par assimilation. Pourtant, la question de Taïwan fragilise ce discours pacifique. Pékin affirme que Taïwan fait partie intégrante de son territoire, mais cette revendication, fondée sur une lecture sélective de l’histoire, est contestée.

Enfin, l’héritage maoïste, qui positionnait la Chine comme championne des pays du tiers-monde, nourrit aujourd’hui encore une stratégie diplomatique. En se présentant comme une alternative à l’impérialisme occidental, la Chine trouve un écho favorable en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Cependant, cette posture bienveillante reste ambiguë, car les relations économiques et politiques qu’elle établit dans ces régions traduisent également des ambitions stratégiques.

Au cœur du grand récit chinois se trouve donc une tension permanente entre une ambition universaliste et une affirmation de l’exceptionnalisme chinois. Victor Louzon montre que, si ce récit historique sert à légitimer la montée en puissance de la Chine, il dévoile aussi ses paradoxes et ses limites. Loin de refléter une vérité linéaire, il constitue une construction idéologique, au service d’une vision stratégique du rôle mondial de la Chine. La question demeure : ce récit, façonné par le passé, peut-il vraiment s’imposer comme un modèle pour l’avenir ?

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